Il est rare que la société soit en avance sur les entreprises. C’est le cas aujourd’hui : la société est souvent plus digitalisée que l’entreprise ou l’administration. Le digital n’est pas un sujet exclusivement technique, informatique. Ce n’est pas non plus une mode. Il s’agit d’abord d’une réelle transformation sociétale, qui redéfinit le champ des possibles. De grandes mutations sont en cours. La démocratisation des devices intelligents, les objets connectés, les imprimantes 3D, la réalité augmentée, le big et l’open data sont autant d’innovations qui bouleversent et bouleverseront en profondeur nos usages et notre société.
Mais c’est aussi la révolution des réseaux sociaux. Forger son opinion grâce à celle de mon alter ego, en étant influencé par ces réseaux, en corroborant et en critiquant -au sens noble- l’information reçue. C’est quelque chose de socialement bouleversant. En entreprise, ce bouleversement ouvre la perspective de pouvoir donner son opinion et peut-être de susciter une nouvelle forme d’engagement. Le digital est une formidable opportunité mais cette transformation recèle aussi certains écueils qu’il nous faudra éviter : – Celui d’une vision productiviste qui nous laisserait croire que grâce aux super-pouvoirs digitaux, nous deviendrions des sur-hommes. – Celui de l’addiction et de l’hyper connectivité, qui nous transformerait en homme-machine, maintenu en vie, allimenté par le digital. – Celui de la fracture numérique qui nous amènerait à laisser certains au bord du chemin dans les grands projets digitaux.
Introduction au Digital Inside, enjeux et perspectives -Bernard Cathelat (Netexplo), Sociologue.
Il existe quatre poussées technologiques majeures auxquelles il faut nous préparer :
- Le tracking et le profiling : révolution de l’utilisation des traces que nous, citoyens, consommateurs et travailleurs, laissons dans le Big data. Cette tendance est représentée par le fait d’être observé, la géolocalisation, le fait d’être lu et écouté sur les réseaux sociaux et même la reconnaissance faciale.
- La révolution des objets intelligents, des objets connectés qui vont réellement transformer nos outils et leurs usages.
- La réalité augmentée : viso-conférences améliorées, lunettes Google …
- La micro-production avec l’imprimante 3D qui va révolutionner l’industrie.
Il faut alors s’interroger sur les conséquences de ces tendances,de ces innovations : Quelle faisabilité hors laboratoire, quelle efficacité, productivité, et surtout quelle adaptabilité à des métiers ? La question de l’acceptabilité par les usagers est ici primordiale. Quels impacts organisationnels et humains ? Que devient-on au sein de l’entreprise face à la technologie ? Que devient la culture de l’entreprise, le rapport à l’entreprise ? Quelle nouvelle cohésion se met en place entre les femmes et hommes ? Quels contenus pour le réseau social d’entreprise ? Contenus sélectifs selon le poste, l’intérêt ? Contenus horizontaux où chacun publie ce qu’il veut ? Nous avons un besoin primordial de règles du jeu claires et d’une stratégie digitale pour aborder cette terra incognita. Mais c’est avant tout la psychologie, les mentalités des utilisateurs, et non seulement les outils de travail qui vont être bousculés. Comment alors faire cohabiter les nouvelles règles de travail avec l’ancien modèle ? Toutes ces questions restent sans réponse aujourd’hui. Il existe différents utilisateurs du numérique. 35 ans est l’âge du gap mental, qui marque la césure entre ceux qui découvrent les outils, les Web-users et les Web-natifs pour qui la technologie s’est banalisée, avec de nouvelles manières de fonctionner, de communiquer, d’échanger. Cette psychologie est quasiment à l’opposée de nos habitudes en entreprise.
– Les femmes sont plus innovatrices que les hommes
– Les plus de 35 ans sont plus innovateurs que les moins de 35 ans
– Les tertiaires sont plus créatifs que les ingénieurs et les marketeurs et commerciaux plus que les producteurs.
De nouvelles façons de fonctionner apparaissent, un nouveau paradigme sociologique se fait jour : interactivité dans la communication, pas de fidélité sans collaboration, pas de fairplay sans communauté, pas de mobilisation sans débat. Tout cela va créer un affaiblissement de l’autorité. C’est une réelle rupture avec les anciennes méthodes. De surcroît, il faut bien saisir la crainte de la déshumanisation que certains usagers peuvent ressentir pour l’innovation. Chaque usager doit percevoir un bénéfice personnel de confort dans le travail ou un bénéfice de qualification. S’il faut néanmoins se garder des stéréotypes, il y a de réels enjeux psychologiques qu’il nous faut decrypter pour comprendre et mesurer la faisabilité et l’acceptabilité de l’innovation digitale (cf: Digital Ready de Netexplo). On distingue aujourd’hui dans le corps social de l’entreprise deux types de réaction face à l’innovation digitale, représentant à elles seules 62% des salariés : – Les technocrates : persuadés qu’il faut aller vite, tant pis si ça bouscule les hommes, question de survie pour l’entreprise, celles et ceux qui peuvent montent dans le bateau. – Les geeks : amusés, impliqués pour eux-mêmes, en logique individualiste, pas forcément pour l’entreprise. Moins nombreux sont les « gatekeepers » qui se méfient de l’innovation, attachés à leurs anciennes méthodes et à leur pouvoir. Ce sont ceux qui ont besoin de trouver un bénéfice et de se sentir en sécurité vis-à-vis de leur qualification et de leur liberté personnelle (mythe du Big Brother). Finalement, la technologie va évoluer, l’organisation de l’entreprise va s’adapter. Le plus important reste que « le numérique ce n’est pas de la technologie, c’est une culture, une pyschologie, une nouvelle manière de penser et d’agir, une nouvelle hiérarchie, un nouveau style de gouvernance ». La réelle question est donc: »Comment nous allons conduire cette nouveauté? » Ouvrage : « Voyage dans une société numérique. 25 innovations qui changent notre vie » par Netexplo.
Le Ministères des Affaires Etrangères, acteur de réseaux, acteur du XXI eme siècle – Nicolas Chapuis, DSI, Ministère des Affaires Etrangères
L’approche du gouvernement et du Ministère des Affaires Etrangères en particulier peut être qualifiée de « numérique par défaut ». Notre enjeu est de définir comment nous pouvons rester légitime au XXIe siècle. Pourquoi digitaliser ? Parce que si on ne le fait pas, l’action publique devient illégitime. La société doit reconnaître dans l’Etat un acteur de réseaux, un acteur du XXI eme siècle.
La révolution numérique a abolit la distinction entre la maîtrise d’ouvrage (MOA) et la maîtrise d’oeuvre (MOE). Le gouvernement va faire passer ces idée en 2014 pour passer à des développements agiles en cycles courts (moins de 6 mois), avec une seule équipe. Ainsi le site etalab a été développé en 3 mois.
Pour réussir, quelques impératifs : – avoir une vision – avoir un sponsor, le meilleur sponsor étant toujours le client. – embarquer et mobiliser les équipes pour développer les solutions rapidement et efficacement. – donner le pouvoir aux utilisateurs pour que la gouvernance passe par l’action. Les plus jeunes de 35-40 ans ne sont pas forcément les plus grands vecteurs du changement. Ils peuvent craindre une perte de pouvoir. Les vrais vecteurs sont les plus anciens qui « n’ont plus rien à perdre ». Ils prennent très vite conscience des gains liés à la digitalisation et à la diffusion de nouvelles manières de travailler ensemble.
Le levier principal dans ce nouveau monde numérique c’est la confiance et la loyauté. Si les hommes sont sur le navire, près du capitaine, « confortables », ils doivent pouvoir échanger ensemble, pas seulement horizontalement, et avec un gain immédiat.
Digitaliser l’entreprise en misant sur l’intelligence collective à la Société Générale – Caroline Guillaumin – Directrice Communication de la Société Générale.
La transformation digitale c’est repenser complètement nos métiers : ce n’est pas seulement une mise à niveau des outils c’est repenser la manière de gérer, de travailler en équipe(s), la façon dont on va travailler avec nos clients et répondre à leurs attentes. « On a mis du temps, mais aujourd’hui, c’est une question de survie, la transformation est en marche. » Tout cela génère beaucoup de stress en interne, beaucoup d’interrogations en particulier du top Management qui a besoin de comprendre que le digital n’est pas juste une mode. On ne reviendra pas en arrière.
Pour développer cette digitalisation, nous avons décidé d’utiliser l’énergie des collaborateurs par l’activation de l’intelligence collective via le réseau social d’entreprise. Des milliers de personnes ont interagit, des centaines d’idées ont été proposées, faisant prendre conscience à la direction que la digitalisation était une vraie démarche de progrès. Il a ensuite été nécessaire de réduire le gap entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas avec notamment l’organisations de « café web », agence par agence. Aujourd’hui, tous les business avancent sur la dynamique des réseaux sociaux et le partage avec les clients.
La gouvernance du projet doit venir de celui qui a l’envie, celui qui est le plus rapide, qui se sent « agent de changement ». Désormais, le digital est totalement intégré dans l’entreprise et dans sa stratégie.
La digitalisation de l’entreprise selon Orange – Bruno Mettling – DGA & DRH du Groupe Orange
La difficulté d’un projet de digitalisation est que contrairement à d’autres projets dont on connaît et définit précisément la cible, on ne peut définir au mieux qu’une démarche, une approche collective.
Il y a un moment où le poids des initiatives autonomes ne suffit plus et où le moment est venu de donner un cadre global et de donner à l’ensemble de l’entreprise les moyens de basculer. Il s’agit alors d’assurer la coexistence entre « ceux qui sont dans la dynamique digitale », notamment via la relation client, et ceux qui sont encore en recul. Il faut absolument être attentif et anticiper l’enjeu de cette fracture, qui représente un des écueils majeurs de la digitalisation de l’entreprise. Trois volets sont à prendre en compte : – la sensibilisation : quel est l’état des lieux de l’entreprise ? Comment la population de l’entreprise se répartit-elle entre les plus avancé et les plus réticents? Comment développer l’appetance pour le digital? – la formation : il faut pouvoir proposer à tous les collaborateurs, quel que soit leur niveau, de les faire progresser dans la culture numérique. On peut aujourd’hui utiliser des moyens de formation nouveaux, comme le reverse mentoring, qui a été proposé à tout le comité exécutif d’Orange, donnant ainsi l’exemple et le signal d’une nouvelle dynamique collective.
– l’équipement : l’enjeu est alors de faire converger la démarche humaine et la démarche de l’outil. la DSI nous permet de rendre les outils de la digitalisation cohérents et efficaces. Le poste de travail numérique doit être inventé. A ce titre la transformation digitale est une opportunité qui doit nécessairement être portée par la DRH. Nous devons nous projeter dans le dialogue social de l’entreprise digitalisée de demain. Aucune fonction de l’entreprise, aucun métier RH en particulier qui ne soit profondément transformé par la digitalisation.
La création du réseau social interne chez BNP Paribas – Thierry Valdant – Head of New technologies & Online chanels
L’ambition est née après la crise économique en 2010 du besoin de recréer du lien entre les collaborateurs. Le réseau social interne a été d’abord été créé en 2010 au sein de Corporate Investment Banking, puis ouvert à l’ensemble du Groupe BNP Paribas en 2011.
Notre démarche était au départ assez structurée. Mais l’ouverture à l’ensemble du groupe a complétement modifié la démarche qui est devenue à la fois virale (pas de communication spécifique) et bottom-up (peu ou pas d’implication du management). De 4 000 membres en 2010 on est passés à 23000 membres et 700 communautés aujourd’hui. Ce sont ce sont les collaborateurs qui se sont approprié l’outil, qui ont inventé les usages et qui ont définit ce qu’est la collaboration, comme par exemple la communauté des stagiaires qui aide à l’intégration des nouveaux arrivants. Le réseau social évolue désormais avec l’aide des « utilisateurs leaders » pour que la solution soit toujours optimale dans le temps.
Digital Academy, La transformation par la « cross-fertilisation » chez Kering – Stéphanie Ricci – HR Talent & Developement Manager
Pour l’instant l’approche de Kering reste surtout top-down. L’objectif actuel est de sensibiliser par le biais de la Digital Academy l’ensemble des collaborateurs du groupe sur les enjeux du numérique.
Depuis 2 ans, la Digital Academy est un vecteur de transformation du Groupe, de diffusion de la culture digitale qui impacte l’ensemble de la chaîne de valeur. La digitalisation doit émaner de plusieurs biais (top management, équipes digitales). Il y a donc l’idée de « cross-fertilisation ». Nous cherchons à casser les silos entre les départements afin de mieux servir les clients. Nous encourageons la collaboration entre les collaborateurs.
Le reverse mentoring chez Danone – Nicolas Rolland – Learning & Digital transformation Director – Danone
Un seul outil ne peut suffit à transformer l’entreprise. La Digital Academy est chez Danone un outil qui y contribue. C’est un catalyseur du changement.
Il s’agit bien évidement de former et développer les employés et plus spécifiquement certaines familles professionnelles en fonction de leurs besoins particuliers, les enjeux spécifiques de leurs activités : marketeurs, commerciaux, RH. Mais au-delà, notre but est que la totalité employés se sente concernée par la digitalisation du groupe et non seulement les 40 000 salariés équipés de devices par l’entreprise. Il s’agit de sensibiliser et diffuser la culture digitale pour tous et que les 100 000 employés puissent comprendre pourquoi le virage digital de notre entreprise est essentiel. Le «Digital Reverse-Mentoring » nous y a aidé. Les jeunes ont une appétence particulière pour le digital bien que paradoxalement ils ne sachent pas toujours s’en servir dans le monde professionnel. Ils sont cependant d’excellents vecteurs dans l’accompagnement du changement, car ils sont nés dans ce monde digital. La finalité étant que tout le monde ait une base commune par des formations à la fois individuelles et collectives.
Du lien de subordination au lien de sub-organisation – Jean Emmanuel Ray – Professeur de Droit à la Sorbonne et à SciencesPo
Le fondement du droit du travail classique c’est la subordination. Tout repose sur « l’autorité qui tombe d’en-haut », le management « à la petit chef ». Il existe donc aujourd’hui un décalage réel entre les règles actuelles du droit du travail et la réalité du terrain.
Le « co-co » (collaboration, coworking, co-construction, etc.) est à l’opposé de ce fondement du droit du travail classique puisque le principe, c’est l’autonomie. On découvre l’« autorité horizontale » de celui qui, bien que hors de l’échelle hiérarchique, devient le véritable leader de la communauté. On recherche aujourd’hui des « trouveurs de solutions », pour lesquels la subordination est contre-productive.
Exemple concret du décalage entre règles actuelles du droit du travail et réalité du terrain, le télétravail : l’examen du carnet de logs d’un télétravailleur pose très vite au juriste deux problèmes : horaires de nuit et travail dominical. Le code du travail traite le télétravaileur comme un travailleur comme un autre. Pour un juriste classique le télétravail ne passe pas. Mais le télétravail pose surtout un souci sociétal majeur. Selon l’INSEE, il y a 3 millions de travailleurs du savoir en France qui travaillent le dimanche. Le plus souvent pour finir le travail qui ne l’a pas été pendant la semaine. Ce qui s’opposait autrefois à l’exportation du travail à la maison ce n’était pas le droit du travail, c’était la loi de la pesanteur : impossible pour un ouvrier de rapporter sa pièce à finir à la maison!
Le travail immatériel a deux qualités qui peuvent devenir absolument rédhibitoires : je peux travailler n’importe où, n’importe quand. Par ailleurs le travail intellectuel n’est jamais fini. Le travail immatériel s’exporte donc massivement vers la maison. Question du juriste : est-ce du travail commandé? Sans limite, c’est l’apparition des risques psychosociaux. Au bureau, on ne fait plus que réagir, communiquer, on ne travaille plus vraiment. Finalement on avance concrètement sur les sujets « au calme, à la maison ». Or, si on est à la maison, on est supposément disponible ; on ne dit pas « attends je travaille » à ses enfants, son conjoint. Sinon on crée un désastre familial, un désastre social.
Il nous faut trouver un équilibre, inventer de nouvelles règles. « Faire du droit c’est faire vivre une société, et non se limiter à réciter des règles ».
Conclusion de la rencontre – Jean DARIES – Directeur Administratif et Financier de L’Observatoire
Remerciements à Pierre Boullier, Chrystèle Verfaille,Gregory Bernabeu, Sandrine Delage, Eleonore Duvoux, Brice de Gromard, Claire Madjarian, Alice Maisonnier, Isabelle Malle, Frederik Poquet, Thierry Valdant et Lyamna Abbrouk pour la rédaction de ce Compte Rendu. Nous en profitons également pour remercier Valérie HERISSE & le Medef pour l’ accueil de qualité dont nous avons pu bénéficié ainsi que nos bénévoles, Jordan ENSFELDER; Fatoumata BA, Omar MAROUF, Margaux CALS, Quentin MASSONNEAU, Francesco DE LAURENTIIS, pour leur aide précieuse.