Dans le cadre de la 20ème Rencontre, Elise Bruillon, Risk Manager, chez Orange et administratrice de l’Observatoire des RSE, a partagé sa vision sur l’intelligence artificielle et comment la concilier à la responsabilité sociale d’entreprise.
Une question préliminaire se pose, celle de comprendre les motivations de l’Homme qui le poussent a toujours vouloir se récréer, se réinventer, chercher la perfection dans autre chose qui ne serait pas cellulairement humain. Pourquoi l’Homme recherche-t-il cycliquement la perfection dans ce qui ne serait pas intrinsèquement humain ?
Si on se réfère à la Genèse, Adam et Eve sont bannis du Jardin d’Eden après avoir croqué dans le fruit de l’Arbre de la Connaissance. Est-ce que l’Homme ne serait pas la première tentative d’intelligence artificielle de Dieu ? Cette intelligence échappant au contrôle de son Créateur, la sanction est immédiate par le bannissement éternel. Dans la mythologie grecque, Prométhée est enchainé à un pic rocheux et se fait dévorer le foie chaque jour pour avoir volé et donné le feu aux Hommes. Dès lors, un premier constat peut être réalisé : la prise d’initiative et l’autonomie de pensée sont systématiquement sanctionnées de manière irréversible. La connaissance est dangereuse et elle peut dénaturer le lien qui nous unit au divin. Ce constat est étayé par l’invention du Golem dans la Mystique, repris dans la mythologie juive. Le Golem est un ersatz humanoïde ; il s’agit d’un être artificiel, en argile, uniquement façonné par son créateur pour le servir. Sa condition d’esclave est caractérisée par le fait qu’il n’est pas doté d’intelligence et qu’il est dépourvu de libre-arbitre.
A quel moment de son histoire l’Homme a-t-il besoin de se réinventer ? Au Vème siècle avant J.-C., le scandale de la statue chryséléphantine d’Athéna est une première illustration. Athènes vit un bouleversement social et sociétal : une crise religieuse profonde et la conduite de la cité exercée par un couple iconoclaste composé d’une hétaïre et d’un stratège. Dans un contexte de guerres incessantes, la statue de Phidias à formes féminines crée un émoi. Dès lors, une légende se crée, cette statue se métamorphose dès son installation pour reprendre des mensurations parfaites. La postérité ne sélectionnera dans l’œuvre de Phidias que Zeus chryséléphantin comme faisant partie des Sept Merveilles du Monde en raison de ses mensurations divines dès l’origine. En 1495, lors d’un banquet, Léonard de Vinci présente le premier chevalier mécanique, il s’agit d’un automate vêtu d’une armure. Cette œuvre fait sensation à la cour de Ludovic Sforza dans un contexte géopolitique en mouvement de nouvelles alliances politiques se dessinent entre la France, la Papauté et l’Espagne. En pleine Guerre Froide, en 1956, Isaac Asimov commence son cycle « Robot » et introduit ce mot dans le vocabulaire. A cette même période, les premières recherches concernant l’intelligence artificielle débutent. Le second constat est aisé : l’Homme semble avoir besoin de se réinventer lorsqu’il est en troubles, qu’il doute, qu’il est en proie à une crise.
La responsabilité sociale d’entreprise se définit comme la manière dont les entreprises intègrent, sur une base volontaire, des préoccupations sociales, environnementales et éthiques dans leurs activités économiques. L’éthique se distingue du droit, de la morale ou de la religion. Il s’agit d’un exercice personnel de réflexion sur des valeurs propres. Pour Aristote, l’Homme ne peut trouver le bonheur que dans la pratique de l’éthique et le meilleur moyen de l’exercer passe par la connaissance de sa place dans le cosmos.
En tant qu’employeur, miser sur l’intelligence artificielle dans l’organisation révèle une volonté de dominer la difficulté, une forme de résilience à un moment où l’entreprise est en quête de sens dans sa façon de gérer son potentiel humain sur fond de crise économique. Ce n’est pas la technologie qui pose un problème éthique mais son usage. Cette conciliation de l’intelligence artificielle et de la RSE, réside essentiellement dans le cadrage des usages, l’identification des risques et l’accompagnement des humains. L’intelligence artificielle est au service des humains pour l’humain. Miser sur ce qui n’est plus humain et sur lequel nous semblons avoir une complète maîtrise nous amène à nous interroger sur la question de la défiance. Il est vrai qu’avec l’intelligence artificielle, il est primordial de se poser la question du pourquoi et de rester vigilant sur les usages.
L’introduction de l’intelligence artificielle dans l’entreprise est le révélateur d’une époque, elle est le prolongement d’une vision humaine. Toutefois, il s’agit d’une vision réservée à un petit groupe de sachants, la vision d’une intelligentsia. Il leur appartient, il est de leur devoir éthique d’accompagner cette technologie. A défaut, comme le soutient Paul Ricoeur dans la revue Esprit en 1988 : « le Mal, c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer. Le Mal c’est le prix à payer pour une pensée qui aurait renoncé à la question « pourquoi ? » ».
Dès lors, étant donné que l’intelligence artificielle ne se construit que dans un modèle cadré par un humain, il n’y a aucun intérêt de vouloir la concilier à l’humain. C’est l’humain qui donnera le cap, en son âme et conscience, comme il a pu le faire pour tout autre mutation technologique. L’intelligence artificielle est et restera un moyen à la main de l’Homme pour conduire, docilement, une activité. A moins que l’Homme ne perde la foi dans l’humain et qu’il décide en toute conscience de doter, cette intelligence artificielle, de capacités cognitives qui le dépassent.
Et là, il agira de sa propre volonté.