L’intelligence artificielle : un enjeu stratégique pour la défense, Jérôme LEMAIRE – Ministère De La Défense

L’intelligence artificielle véhicule un nombre important de mythes et de fantasmes, en particulier en matière de défense : « l’intelligence artificielle surpassera-t-elle l’homme ? », « les robots seront-ils omniprésents sur le champs de bataille demain ? ». Les témoignages du Ministère de la Défense sont rares, profitons de l’éclairage d’un spécialiste sur le sujet, Jérôme Lemaire, chargé de mission Intelligence Artificielle et Digitalisation Systèmes Opérationnels au sein de la Direction Générale de l’Armement.

Pouvez-vous nous dire quels sont les vrais enjeux de l’intelligence artificielle dans le monde de la défense et de la sécurité ?

Jérôme Lemaire : En préambule, permettez-moi de citer un chercheur qui a dit à la fin des années 80 : « la moitié de ce qu’on écrit sur l’intelligence artificielle est faux, l’autre moitié n’est pas possible ». Il me semble que c’est parfois encore d’actualité aujourd’hui. Au Ministère des armées, il y a deux aspects à considérer, les systèmes opérationnels d’une part et tout ce qui est lié aux processus internes d’autre part. Pour ces derniers, c’est un peu nouveau pour nous. En revanche, la DGA travaille depuis près de trente ans dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée aux systèmes opérationnels.

Dans ce domaine, il faut impérativement rester compétitif :

  • Face à nos adversaires potentiels, parce qu’eux-mêmes s’en serviront ;
  • Avec nos alliés, il est nécessaire d’être au meilleur niveau pour suivre le rythme de la manœuvre et rester avec les nations qui conduisent la coalition ;
  • De même à l’export, l’objectif est de servir des clients qui souhaitent ce qui se fait de mieux.

Quant aux processus internes, un vaste mouvement de transformation numérique s’opère dans la fonction publique, pour tous les ministères. Il faut donc étudier l’impact de l’intelligence artificielle sur nos processus.

Quels sont les principaux projets mis en place ?

Il y a 3 types d’applications en service dans les armées :

  • des systèmes de traduction automatique sur des langues rares en service dans les forces spéciales notamment ;
  • des systèmes de simulation pour l’entraînement ;
  • des systèmes de détection automatique de signaux.

Je n’ai pas cité les robots, bien que nous ayons des drones, car ils ne sont pas autonomes et sont encore très « télé-opérés ». L’opérateur est obligé d’être présent pour les différentes phases de mission et efffectuer ce  que la machine ne sait pas faire actuellement. L’intelligence artificielle s’appliquera dans les domaines de traitement de la voix, de l’image, du signal, du raisonnement : on cherche à aller vers la reconnaissance d’objets, utiliser des modules donnant plus d’autonomie aux robots. Quant au combat collaboratif, il permet d’améliorer le rythme de la manœuvre.

En matière de cybersécurité, il faut par exemple surveiller et détecter les signaux faibles, de ce qui pourrait ressembler à des attaques informatiques. Le big data pour sa part, permettra de faire de la maintenance prédictive et de l’optimisation des opérations d’entretien.

Dans le domaine des processus internes, nos besoins sont similaires à ceux des grandes entreprises (aide à la consolidation de données financières, chatbots pour répondre aux questions les plus simples, etc.). C’est pourquoi, nous nous fournirons auprès des acteurs économiques du domaine civil qui développent ces solutions.

Pour les systèmes opérationnels, l’idée est de développer la technologie avec des industriels du secteur de la défense dès que les données ou les conditions sont bien spécifiques à notre domaine.

Nous savons tous que l’intelligence artificielle est un enjeu stratégique pour la défense et qu’elle prendra une bonne place au niveau militaire. Pour vous, quelles sont les problématiques majeures auxquelles vous allez être confrontés ? L’aspect disruptif, présent dans toutes les entreprises, comment se joue-t-il pour 2025 ?

Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, il y a une nouvelle conduite du changement à mener. Dans des métiers techniques tels que la cybersécurité et l’optronique, comment faire pour que les experts ne se sentent pas dépossédés de cette révolution ? Par ailleurs, le partage de tâches entre l’humain et la machine est un sujet d’importance? D’autres questions se posent également au niveau du droit et de l’éthique, notamment pour les machines autonomes. En cas de problème, que se passe-t-il ? Qui est responsable ? Certaines personnes plaident déjà pour la mise en place d’une personnalité juridique pour les robots. Des questions éthiques font également débat autour des armements autonomes. Quelles que soient les transformations en perspective, le commandement devra s’adapter à ces nouvelles technologies. Cela changera forcément la conduite de la formation des militaires et le raisonnement du commandement militaire.

Que pensez-vous du projet ALPHA (Intelligence artificielle imaginée en Amérique du Nord pour mener une patrouille de chasse en situation de combat) qui a réussi à battre les meilleurs pilotes américains ?

Effectivement, ce système de simulation a réussi à battre les meilleurs pilotes américains ! N’ayant pas tous les éléments sur ce systèmes et les simulations réalisées, il est difficile de se prononcer sur la représentativité des missions simulées.

Il faut rester prudent sur la maturité de la technologie, la robotique autonome a quand même des limites aujourd’hui. Sur un spectre étroit, la machine a réussi à surpasser l’homme. Un exemple avec la nouvelle version d’Alpha Go, le programme de jeu de Go : Alpha Zéro a battu l’ancien logiciel 100 à 0 contre 4 à 1 contre un grand champion pour la version initiale. Désormais, l’écart devient gigantesque.

Sur des applications extrêmement ciblées, aujourd’hui la machine est au même niveau, ou a dépassé l’homme. En revanche, sur un spectre très large. Dès que les tâches à effectuer sont plus larges, il y a toujours une grande différence de capacité cognitive au bénéfice de l’homme.

De plus, quand la machine nous bat, elle dépense encore beaucoup d’énergie. Nouvel atout pour l’homme, dont le bilan énergétique est bien plus favorable que celui la machine !