L’intelligence artificielle au service de l’emploi, Reynald Chapuis – Pôle emploi

Dans le contexte actuel de transformation digitale, Pôle emploi a une forte responsabilité sociale dans un pays qui compte 3 millions de chômeurs, dont une partie qui est peu ou mal formée au numérique. Reynald Chapuis est aujourd’hui Directeur de l’expérience utilisateur et de la transformation digitale de Pôle emploi, et dans sa carrière il a souvent allié innovation et responsabilité sociale d’entreprise, ce qui est particulièrement intéressant lorsqu’on traite de l’intelligence artificielle.

Reynald a eu une première vie dans le privé, dans le secteur des télécommunications, puis chez Publicis et chez Isobar. Il est ensuite entré dans le service public en rejoignant l’ANPE où il s’est occupé de l’innovation et de la responsabilité sociale et environnementale.

Reynald, vous avez publié un papier dans lequel vous expliquez qu’il existe au moins 6 niveaux d’intelligence artificielle. Sans détailler les 6, pouvez-vous nous donner une définition à grosse maille ?

Reynald Chapuis : En fait, il faut vraiment séparer la logique des robots d’un côté, et de l’autre la question des dispositifs qui peuvent être apprenants et procèdent de travaux mathématiques. Il y a une très grande tradition française sur cette question de l’intelligence artificielle, avec une approche de grands mathématiciens, et puis il y a le champ de l’application. Dans ce dernier, le bot est finalement une interface, un moyen d’interagir. Il faut bien séparer les questions d’automatisation de l’expérience utilisateur de celles du machine learning et de l’intelligence artificielle.

Vous faites une distinction entre « intelligence interpersonnelle », « intelligence collective » et « intelligence artificielle », pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, on retrouve cette distinction dans notre métier. Chez Pôle emploi on est 50 000 collaborateurs et on fait surtout du conseil. C’est surtout une industrie de service. Pour accompagner des gens et fournir une prise en charge psychologique, on a besoin de capacités empathiques très fortes. En effet, il y a les conseils simples mais les agents doivent aussi être capables de détecter des signaux extrêmement faibles de fragilité, révélant des problèmes parfois compliqués comme les addictions, la désocialisation, etc. Les outils d’aujourd’hui doivent s’articuler avec cette profondeur.

J’ai tendance à dire qu’il y a 3 intelligences. :

  • L’intelligence interpersonnelle, c’est la capacité à dialoguer. Il y a des travaux là-dessus, comme ceux sur la collecte des signes du visage, mais cette qualité reste surtout humaine.
  • L’intelligence collective qui s’alimente et s’enrichit. On a testé des bots sur étagère et on a vite été déçu parce qu’il n’y a pas toutes les questions possibles ni toutes les réponses. Il s’agit de savoir comment l’intelligence collective peut venir alimenter les bases de connaissance des bots qui sont à l’origine très parcellaires.
  • Et puis il y a l’intelligence artificielle avec le clustering et la navigation de pair à pair pour essayer de repérer des comportements, de les prédire et de les accompagner.

En ce qui concerne l’expérience utilisateur, vous avez notamment mis en place un « Emploi Store » ou il y a plus de 300 applications. Quel est votre retour d’expérience sur ces applications ?

Nous avons créé ce store parce qu’en matière de RSE, nous nous sommes positionnés comme un acteur extrêmement partiel de l’action de l’accompagnement : il faut être conscient qu’on ne peut pas tout faire. Nous avons plutôt choisi de travailler en coopération avec notre écosystème pour distribuer des objets qui vont rendre service à des gens de manière à accélérer le retour à l’emploi, détecter des compétences et permettre le développement de modèles économiques. C’est un travail qui a ressemblé une centaine de personnes d’horizons divers. À l’intérieur de ce store, notre but était de rendre la performance transparente, c’est pour cela que chaque service est noté. Ça nous permet de mettre de côté des produits qui ne sont pas bons, de rappeler les éditeurs et de faire vivre ce store mais surtout ça permet de créer des échanges entre les utilisateurs, indépendamment de l’action publique. On peut directement se connecter à des utilisateurs et poser des questions. En cela, on est bien dans un système d’intelligence collective.

En parallèle on a créé 2 stores : « l’Emploi Store Idées » pour déposer des besoins de services qui n’existent pas et faire ainsi de l’idéation, et « l’Emploi Store Développeur » pour localiser toutes nos API. Ce dernier permet de créer de l’intelligence, et surtout de l’intelligence artificielle, puisqu’on a beaucoup de gens qui utilisent des API de données qui vont permettre à des développeurs de créer de nouveaux services.

Dans votre poste actuel il y a une dimension interne et vous êtes président d’honneur du Lab RH donc j’imagine que vous vous préoccupez aussi de développer des approches pour les collaborateurs de Pôle emploi. Comment utilisez-vous cette intelligence augmentée afin de les aider à mieux accompagner les demandeurs d’emplois ?

Les travaux que nous réalisons en externe nous ont fait prendre conscience de l’écart qu’on avait en interne. Ainsi, sur notre prochain plan de transformation, l’essentiel de notre effort va porter sur le salarié et son poste de travail. On a identifié trois éléments clés dans la relation interpersonnelle :

La valorisation des actifs de quelqu’un en matière de compétences, notamment avec des technologies sémantiques.

La suggestion grâce à des moteurs qui pour certains sont alimentés en machine learning. Par exemple, on peut donner à quelqu’un une estimation de son temps de retour à l’emploi, ce qui permet au conseiller de proposer certaines stratégies sur le projet lui-même.

La recherche rapide d’informations pour comprendre le monde de manière plus large. Par exemple, notre programme d’entrepreneuriat accompagne une jeune start-up, « La Bonne Boîte », qui propose des estimations d’entreprises qui vont vous recruter dans les 6 mois. Cela permet d’outiller la candidature spontanée. Par la suite, une étude nous a démontré que les candidatures spontanées étaient plus efficaces que l’offre d’emploi pour retrouver un emploi. On a monté ce système en API, on l’a mis sur le poste de travail des collaborateurs et il est accessible à des acteurs externes comme l’AFPA. Tout est en open source pour que les gens puissent utiliser ces données, c’est un service public.

Pensez-vous que l’intelligence artificielle permette d’accélérer la réinsertion des chômeurs, notamment avec un apport sur la formation ?

Tout d’abord, les personnes qui aujourd’hui n’utilisent pas nos dispositifs digitaux sont particulièrement handicapées pour trouver un emploi : les postes se digitalisent et tout est en ligne sur l’emploi. De plus, pour remplir notre mission nous devons être en mesure d’aller chercher ces personnes et de détecter ce type de difficulté. Il ne peut pas y avoir de service public sans public. Aujourd’hui cela représente environ 12 % des demandeurs d’emplois : 8 % qui ne veulent pas utiliser le digital et 4 % qui n’ont pas les moyens financiers de le faire.

La première question est donc de savoir comment l’action publique peut atteindre ces personnes. Après cela, il faut se demander comment juger de l’employabilité d’une personne au sein d’une organisation. En tant que citoyen, quelle est ma valeur et où se développe-t-elle ? Pour répondre à tout cela, les dispositifs sont complexes parce qu’ils combinent énormément d’informations, capables de donner une vision ou de rendre viable un projet, avec tout ce que cela implique puisque l’emploi impacte le logement, l’emploi du conjoint, la scolarisation des enfants, etc. L’intelligence artificielle devrait nous permettre de gérer toutes ces informations et nous aider pour ces sujets complexes. Enfin, il reste la question de la responsabilité morale, notamment la question de savoir ce qu’on veut faire faire à l’intelligence artificielle et ce qui reste à la main de nos agents. On a décidé de partir de cas d’usage, de questions humaines, de problèmes rencontrés par des demandeurs d’emploi, et on regarde comment l’intelligence artificielle peut y répondre.

Si vous deviez résumer en une phrase la stratégie de pôle emploi en matière d’innovation digitale et d’intelligence artificielle, que diriez-vous ?

C’est un acte de foi et de confiance : avec le digital on va plus vite et avec le conseiller on va plus loin dans le sens humain du terme. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a défini notre programme d’acculturation. En effet, le digital n’est pas une utopie mais ce n’est pas non plus insurmontable. Il faut être capable de naviguer entre ces deux visions des choses.