On a vu qu’avec l’intelligence artificielle, on parlait de plus en plus d’humains « augmentés ». Carlos Erazo Molina, Directeur des Projets de Transformation Digitale de la DRH du Groupe Adeo, est convaincu que le progrès digital au sein des entreprises se fera avec le « salarié augmenté ». Il nous décrit comment les choses évoluent pour l’expérience collaborateur au sein du Groupe Adeo.
Après quatorze ans de missions en tant qu’ingénieur IT auprès de grands groupes français et internationaux, Carlos a oeuvré pendant près de six ans au sein du Groupe Auchan. Il s’intéresse aux sujets de design thinking pour mettre l’utilisateur au centre des projets.
Carlos, vous travaillez sur l’intégration de l’intelligence artificielle dans le cadre de la gestion des mobilités internes, pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Carlos Erazo Molina : Il s’agit d’une phase d’évolution de notre projet visant à fluidifier la mobilité interne. La première phase a consisté à la mise en place d’un job board interne, global à ADEO, dans lequel les équipes RH et les managers peuvent proposer des opportunités, afin qu’ils soient acteurs directs de la mobilité. Pour la deuxième phase, nous sommes convaincus que pour améliorer l’expérience du collaborateur, il faut le rendre plus puissant et plus autonome dans le fait de trouver la prochaine étape de son parcours professionnel. Et pour le Groupe ADEO, l’enjeu est clair : faire correspondre les projets de l’entreprise avec les profils des collaborateurs, l’expression de leurs souhaits et leurs projets personnels.
Pourquoi l’intelligence artificielle dans un tel projet ?
Ce que nous visons, c’est de trouver le chemin le plus court entre les envies de mobilité professionnelle et les projets personnels d’une part, et les projets de développement de l’entreprise d’autre part. Pour raccourcir ce chemin peut-être que la mise en place d’un chatbot pourra nous aider à :
- mieux connaître le collaborateur, pouvoir le questionner régulièrement sur ses envies, ses compétences, ses projets, son vécu en rentrant dans une conversation permanente avec lui pour améliorer la connaissance que nous avons de lui ;
- lui apporter en parallèle les éléments d’information sur « où va l’entreprise » en espérant que ce rapprochement va créer l’envie d’agir et de se positionner chez chaque collaborateur.
Je vous propose de prendre deux exemples, d’abord celui de Maryse, qui grâce à ce chatbot conversationnel apprend qu’on va tester un nouveau concept Leroy Merlin en Afrique du Sud. Elle retient que c’est Jean qui s’en occupe, donc elle « lève la main » et prend contact avec Jean : « Je suis bien tentée par ton projet, est-ce qu’on peut se rencontrer pour voir si on peut travailler ensemble ? »
Mon autre exemple concerne le partage de la connaissance des projets de l’entreprise. Comment faire connaître au chef de secteur matériaux de Leroy Merlin Douai que Bricoman veut ouvrir des magasins dans le Sud-Ouest de la France ? Le chatbot permet de savoir que ce chef de secteur à Douai a un projet de vie, qui est de partir dans le sud-ouest de la France. Cependant, étant chez Leroy Merlin dans son quotidien, si personne ne l’aide il ne sait pas que Bricoman veut ouvrir dans le sud-ouest de la France. C’est l’intelligene artificielle qui permet la mise en relation entre le projet de l’entreprise et l’attente du collaborateur.
Or, aujourd’hui la filière RH ADEO n’est pas organisée pour répondre à ces questions. Les filières RH de chacune des entreprises ADEO ne sont pas en capacité de donner de manière performante, rapide et adéquate l’information aux bonnes personnes pour que l’entreprise dispose d’un parcours de mobilité permettant de disposer des bonnes compétences au bon endroit à l’échelle d’ADEO tout en étant en adéquation avec les projets de vie.
Ne pensez-vous pas que vous risquez d’aller vers une « désintermédiation » de la fonction des ressources humaines ?
Il y a deux choses à préciser pour répondre à cela. Tout d’abord, nous souhaitons renforcer le lien humain : au moment où un collaborateur lève la main pour travailler chez Bricoman à Biarritz, il s’agit de créer le lien entre lui et le manager qui embauche mais aussi entre lui et la responsable RH régionale de Bricoman. Ce n’est pas une désintermédiation systématique car nous savons qu’un projet de mobilité ne se fait pas sans conversation, sans construction d’un accord donc ne peut se faire que via la filière RH.
Ensuite, nous souhaitons donner plus de capacités à la filière RH. Par exemple, cela permet à un responsable RH régional de Bricoman d’avoir les moyens d’attirer les collaborateurs de Leroy merlin France qui travaillent à Douai et ainsi élargir son terrain de chasse. La fonction RH ne doit pas le voir comme une concurrence mais bien comme un empowerment de sa fonction.
Quelles difficultés faut-il anticiper ?
Il a fallu d’abord revoir certaines règles existantes et l’organisation du processus lui-même. On ne peut pas organiser le « lâcher-prise », donner la main au collaborateur et au manager, sans assouplir les règles. Nous avons mis ce point sur la table avec des représentants des acteurs de la mobilité : RH, IRP, managers, salariés, etc.
Notre constat est clair : notre job board marche très bien aujourd’hui ! Aucun RH n’a été remercié et au contraire nous avons plutôt de belles histoires de mobilités professionnelles à raconter. C’est du gagnant-gagnant. Nous avons aussi énormément travaillé sur le respect de la personne et le respect du libre-arbitre : on ne dira pas à un salarié « si tu veux changer de poste, tu es obligé d’aller sur cette appli ou de parler à un chatbot ». Ça sera plutôt : « si tu as un projet de mobilité professionnelle, ce système pourra t’aider à mieux te connaître ». Cela permet d’engager un échange équilibré entre ce que le salarié dévoile de lui-même contre un service pertinent, personnalisé et toujours dans le respect notre éthique.
Pour conclure, en quelques mots, qu’est-ce qui dit le mieux où vous en êtes ?
Pendant le design sprint nous avons fait un prototype sans intelligence artificielle. Toute la partie chatbot était humaine mais les testeurs pensaient que c’était un robot : la conclusion a été que ce qui plaît le plus aux collaborateurs c’est quand le système leur redonne des pistes à explorer par eux-mêmes. C’est pour moi ce qui résume le mieux ma vision du succès pour ce projet : faire que le collaborateur lève la main en toute confiance, qu’il reste acteur de son projet professionnel, que l’entreprise sache multiplier les choix qui lui sont offerts. Nous voulons ouvrir le champ des possibles, faire que les « pourquoi pas » se transforment en « je décide et je fais ! ».