Innovation et R&D : Conseil et Best Practices – Gouvernance, Financement, Equipes

Echanges avec Martin Roulleaux-Dugage, Senior Expert – Knowledge & Expertise Management – Chief Science Office

Martin, tu es actuellement en charge du management de l’expertise technique de Framatome. Ta carrière professionnelle est l’illustration d’un riche parcours au travers de l’innovation, de la R&D en environnement industriel.

Aujourd’hui, l’innovation, c’est devenu un enjeu stratégique pour les entreprises. Elles sont toutes en train d’initier ou de développer des démarches d’Innovation, des Fab Labs, des Start-up Factories…
Compte tenu de ton expérience, quels seraient les meilleurs conseils que tu pourrais donner à une entreprise pour construire sa R&D aujourd’hui ?

La R&D, cela regroupe des activités assez diverses.
Si j’avais à la définir, je la décomposerais en trois parties assez distinctes :

• la première partie, c’est la recherche scientifique. Chez nous, c’est par exemple comprendre et modéliser le comportement des matériaux sous irradiation pour se préparer à faire face à de nouvelles demandes des autorités de sûreté. Dans les services, cela peut-être des travaux de recherche en économie pour orienter une réglementation à venir.
Le livrable typique, c’est la publication scientifique.
Il y a un enjeu de visibilité, d’image, parfois de lobbying.
Le financement est typiquement régalien sur budget Corporate.

• la deuxième partie, c’est le développement de technologies. C’est expérimenter, démontrer, et s’approprier l’usage de nouvelles technologies susceptibles de changer l’offre future. Les technologies digitales en particulier, sont aujourd’hui centrales.
Le livrable typique, c’est le brevet, qui matérialise une solution technique originale apportée à un problème pratique.
L’enjeu est alors clairement la maîtrise technologique
Un Business Case est alors nécessaire pour obtenir un budget, souvent transversal à plusieurs entités de l’entreprise.

• la troisième partie, c’est le développement de l’offre. Ces sont les nouveaux produits et services que l’on va mettre sur le marché
Le livrable typique, c’est le prototype de cette nouvelle offre
L’enjeu est alors commercial, et la démarche est tirée par le Marketing et les Ventes avec ROI et VAN (Valeur Actuelle Nette *). Le budget est alors fourni par les entités opérationnelles, les « Business Units » (BU).

Quelles sont les différences entre cette troisième partie de la R&D et ce qui est fait par des entités d’innovation, les POCs, MVPs ?

La R&D est une activité. L’innovation est un résultat. Il n’y a innovation que lorsqu’une idée originale rencontre un marché. On connait bien des développements de R&D qui ne sont devenus des innovations que bien plus tard. Le terme « innovation » a eu tendance à remplacer celui de « R&D » pour marquer le sentiment de l’urgence. La principale différence entre les services « R&D » et « innovation », c’est le rapport au temps. Et c’est ce rapport au temps différent qui engendre les différences dans les modes de travail, les modes de financement, la localisation géographique, les profils des personnes….

Chez Framatome (ex-Areva), quand on travaille sur l’EPR V2 (= nouvelle version de réacteur nucléaire), on est dans la R&D, car on est dans temps long, dans l’activité planifiée. Quand on travaille sur l’exploitation des données opératoires d’un réacteur en vue d’améliorer sa maintenance préventive, on est dans l’innovation, car on est dans le temps court, dans l’activité adaptative.

Dans l’innovation, on travaille sur des cycles courts (typiquement une année). Il faut donc être agile. Il faut pouvoir travailler avec des start-ups, dont l’horizon est la semaine. Il faut aussi être très connecté avec des sachants, notamment avec des universitaires et des étudiants, afin de gagner du temps. On est aussi plus vite ancré dans le Business.

Je vois les services « innovation » des grandes sociétés comme des passerelles entre deux mondes vivant à des rythmes différents, la start-up technologique d’un côté et l’organisation planifiée de l’autre. D’un côté ils prennent des technologies à des start-ups pour en faire des démonstrateurs convaincants, puis ils passent la main à la R&D de l’entreprise pour qu’ils prennent la suite.

Les départements innovation vont utiliser des techniques de « hacking » : idéation, design thinking, imprimantes 3D, business canvas… La R&D sera sur une plate-forme différente, avec une gestion plus stricte des porte-feuilles de projets, des cycles en V etc.

Je suis de plus en plus convaincu qu’on ne change une organisation qu’en créant quelque chose à côté, car les hommes passent, mais les structures et les processus ont tendance à demeurer.

Tu as évoqué un double financement pour ces services « innovation »? à la fois Direction Générale (DG) et Business Unit (BU) ?

Concernant le financement, l’idéal pour moi serait que les équipes innovation soient missionnées et financées en partie par la DG (50%), avec des projets clairs et ambitieux de type concepts avancés (penser à l’avion électrique de Airbus, les moyens de paiement de demain etc.) et en partie par les Business Units qui leur achèteraient les méthodes et le savoir-faire acquis en travaillant sur ces projets. Je pense à Solvay, où la DG avait légitimé l’équipe centrale « Knowledge Management » (KM) en lui confiant la gestion de l’annuaire riche de l’entreprise (le « linkedIn » interne), et en lui demandant de se mettre à disposition des Business Units pour les aider à mettre en place leurs initiatives de KM. Le but était d’obtenir une sorte d’autorégulation. Si le budget des Business diminuait, alors le budget de la DG diminuait aussi, car cela signifiait que la valeur ajoutée du service était insuffisante.

Et pour la culture, la localisation des équipes ?

Je citerai un exemple, celui de DSM aux Pays-Bas, qui était à l’origine une société semblable aux Charbonnages de France. Cette entreprise a réussi sa transformation. Elle est devenue un leader de la chimie « verte », actif dans la santé, la nutrition et les matériaux. Son équipe innovation est un centre de profit ancré dans un technopôle universitaire. Ses clients sont les Business Units de DSM. Il est essentiel pour la R&D amont et pour les équipes innovation de travailler avec des thésards, des grandes écoles, des laboratoires universitaires, et ainsi d’acquérir de nouveaux modes de travail, de créer un réseau, de se doter des outils. Et c’est ce savoir-faire et ce savoir-être qu’ils revendent aux BUs.

Quant aux hommes et aux profils des équipes R&D et Innovation ?

Au cœur des équipes innovantes il y a de jeunes entrepreneurs énergiques. Leurs outils, ce sont les Fab Labs, et leur réseau très dense de relations avec d’autres entrepreneurs, avec des centres de recherches et des universités, qui les rend capables d’aller chercher les bons profils là où ils sont.
Mais pour qu’ils réussissent, il faut pouvoir les entourer d’experts plus senior qui les guident en-dehors des sentiers battus. On effet, on n’innove pas à partir d’une feuille blanche, mais bien à partir de ce qu’on sait déjà. Il faut aussi quelques « facilitateurs », « médiateurs » dont le métier consiste à aider les équipes à mieux travailler ensemble et à collaborer. Et ce ne sont pas des consultants en stratégie, mais des personnes qui maîtrisent des techniques de travail de groupe comme le Business Model Canvas, les méthodologies de type service design, et qui peuvent ainsi débloquer des situations.
Je fais un parallèle avec les musicals de Broadway. Une étude sur la durée a montré que les équipes de création les plus performantes étaient composées d’un noyau central soudé, composé d’entrepreneurs ayant l’habitude de travailler ensemble, avec un deuxième cercle plus périphérique constitué de spécialistes divers, d’experts et de consultants qui les alimentent de nouvelles idées.

Contrairement à beaucoup de compétences dans les entreprises qui tiennent à quelques individus remarquables, une équipe de R&D innovante et performante tient du prodige, car elle ne tient pas seulement aux personnes qui la composent mais à la qualité de leur collaboration. Et cela se construit dans la durée. Et lorsqu’on a une équipe de R&D qui fonctionne bien, il faut la chérir comme un trésor en lui assurant un plan de charge et des problèmes difficiles à résoudre.

(*) VAN : La valeur actuelle nette (VAN, en anglais : Net Present Value, NPV) est une mesure de la rentabilité d’un investissement calculée comme la somme des flux de trésorerie engendrés par cette opération, chacun étant actualisé de façon à réduire son importance dans cette somme à mesure de son éloignement dans le temps. Si le taux d’actualisation est choisi convenablement, l’investissement sera réputé rentable et donc retenu si et seulement si sa valeur actuelle nette est positive. Source Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Valeur_actuelle_nette en date du 30/04/2018