À l’occasion de la restitution des enseignements du Club Digitalisation et Organisation (DO) de l’Anvie, Laetitia Vitaud, entrepreneure et enseignante à Sciences Po et à l’Université Paris Dauphine, s’est interrogée sur l’évolution du modèle du travail que nous vivons.
Notre représentation du travail est encore façonnée par le modèle fordiste, qui a valeur de système. Or, celui-ci se désagrège en de nombreux endroits, expliquant pourquoi un nouveau modèle est en train d’apparaître.
À l’ère fordiste, l’emploi était un bundle: travail + sécurité sociale + statut + assurance santé + maison achetée à crédit + épanouissement personnel… Aujourd’hui, cependant, nous assistons à un unbundling du travail, les éléments précités se séparant, sous la contrainte ou par choix. Le modèle fordiste sombre car il prend l’eau dans de nombreux compartiments.
La théorie de la firme est ainsi remise en cause. D’un point de vue théorique, une firme se constitue à partir du moment où il faut internaliser et réduire des coûts de transaction trop élevés. Or aujourd’hui, avec la révolution numérique, les coûts de transaction ont chuté rapidement et spectaculairement. Certains services, avec le numérique, deviennent externalisables extrêmement facilement. Une externalisation déjà entamée dès les années 80 : ménage, activités de comptabilité… mais accélérée avec la révolution numérique.
Une nouvelle catégorie de travailleurs indépendants apparaît. Les « iPros » représentent ces indépendants, actifs hautement qualifiés (designers, graphistes, développeurs…), dont le nombre va croissant : neuf millions en Europe, 120 000 en France. Ils interviennent sur des métiers de plus en plus nombreux. Autonomie, meilleurs revenus, flexibilité des horaires… sont les principaux avantages mis en avant par ceux qui choisissent de travailler en freelance. Leur place croissante dans les entreprises « donnent des idées » aux salariés qui, pour certains, souhaiteraient bénéficier des mêmes avantages…
Ces freelances créent de la valeur en-dehors des organisations, mais ils ne sont pas les seuls. Travailleurs « gratuits », amateurs… et consommateurs créent eux aussi de la valeur. Ce crowdsourcing interroge le fordisme, voire le travail en tant que tel.
Le management n’est pas pour autant devenu obsolète, mais il doit se réinventer autour de nouveaux enjeux, de nouveaux souhaits de la part des individus : autonomie, quête de sens, etc. Pour autant, le rejet des organisations n’a jamais été aussi fort : en atteste le phénomène des bulllshit jobs (cf. travaux de Fraser), qui renvoie à un travail sans intérêt, sans valeur, totalement aliénant… et à des organisations tout aussi aliénantes, qui empêchent les individus d’être réellement ce qu’ils sont.
En conclusion, les parcours linéaires n’existeront plus. Les travailleurs d’aujourd’hui réinventent déjà leur propre travail, en faisant souvent preuve d’une grande créativité. Ce « nouveau travail » se rapproche à bien des égards de celui des artisans : on construit « son » travail en fonction de ce que l’on aime, en fonction de ses compétences acquises ou à acquérir. Il ne faut donc pas avoir peur du numérique. Bien au contraire, il ouvrira la voie à de nouveaux modèles, à de nouvelles logiques, voire à de nouvelles institutions. Le numérique n’est donc ni un bien, ni un mal. Il ouvre en revanche incontestablement des perspectives qui donneront naissance à un monde nouveau.