Conférence Club ESSEC RH – L’intelligence artificielle : futur de la gestion des personnes ?

Les développements de l’intelligence artificielle posent à ce jour avec plus d’acuité encore la question de l’articulation de la technologie et de l’humain. Les sujets concernés vont de l’impact sur l’emploi aux transformations apportées aux métiers, ou encore liées à l’exercice des activités RH. Des questions se posent, apportant à la fois les inquiétudes fortes d’un monde conditionné et le rêve de solutions à toutes nos problématiques d’anticipation et de personnalisation.

Mais quel est l’état de l’art à ce jour ? Quels challenges devons-nous adresser ?

Quels usages pour l’IA ? Quels types d’applications sont effectivement opérantes à ce jour ?

Le 24 septembre dernier avait lieu la conférence de rentrée du Club ESSEC RH, sur le thème de « L’intelligence artificielle : futur de la gestion des personnes ? ». Trois experts et praticiens étaient présents :

Sylvie Joseph, Secrétaire Fédérale Numérique et Cadres Fédération F3C-CFDT. Successivement dans le conseil marketing, créatrice d’entreprise, membre des Comex de Carrefour Hyper Europe et France, de Conforama et d’Highco, elle a en 2008 rejoint le Groupe La Poste. Sylvie Joseph est Présidente de l’Observatoire des Cadres et du Management, membre de deux conseils de surveillance (Co-Spirit et Uzer), du Conseil d’Administration de l’Observatoire des RSE, et élue CFDT.

Roxane Pakdaman, Directrice de l’Intégration de l’Environnement des Services aux Salariés Orange, rattachée au département de la Prévention et de la Qualité de Vie au Travail.

Jean-Bernard Girault, co-fondateur et CEO de HTS Consulting et WiserSKILLS. Il est spécialiste en stratégie Innovation et Performance, serial intra et entrepreneur, à l’origine d’un dispositif d’identification et gestion des talents et motivations via une plateforme digitale embarquant de l’IA.

 

Sylvie Joseph :

« Je vais commencer par une définition, venant de Wikipédia, qui m’a interpellée : « L’intelligence artificielle recoupe les dispositifs imitant ou remplaçant l’humain dans certaines mises en œuvre de ses fonctions cognitives. » En ce qui est de « remplacer l’humain », il est probable, et même assez réaliste de penser qu’une partie des tâches que nous effectuons aujourd’hui pourront être et seront « uberisées » par l’intelligence artificielle. On parle énormément de cette dernière actuellement, mais l’idée n’est pas nouvelle : dès les années 1940, nous en parlions et en faisions déjà un peu, avec par exemple le teste de Turing : c’était le début des premiers ordinateurs et robots autonomes. Dans les années 1950, 60 et 70, nous avons fait place à la science-fiction avec notamment Marvin Bisky qui disait : « D’ici 3 à 8 ans, nous aurons des machines possédant l’intelligence d’un individu moyen ». Cela a finalement pris davantage de temps, ainsi qu’une série de hauts et bas en termes de recherche et de mise en œuvre.

Nous assistons depuis les années 2000, et davantage encore depuis le début des années 2010, à l’émergence et au développement de manière pratique et technique de l’intelligence artificielle. Cela est possible grâce à l’explosion des data et du big data, nécessaires à la croissance de l’intelligence artificielle. Ceci étant, cette dernière n’est aujourd’hui capable de résoudre que des problèmes relativement simples. Par exemple, les robots commencent tout juste à marcher correctement car la démarche humaine est très complexe à reproduire.

Le machine learning progresse rapidement, et tente via l’absorption de data de reproduire des comportements assimilés à l’humain : nous pouvons par exemple citer les ordinateurs pouvant aujourd’hui battre des champions d’échecs et de jeu de go.

Un certain nombre de secteurs sont déjà touchés par l’intelligence artificielle :

  • Le marketing avec la personnalisation du service client, notamment via les chatbots
  • La santé dans la mesure où l’intelligence artificielle peut aider à poser des diagnostics
  • La finance, pour suivre l’évolution de la bourse à la microseconde près
  • La maintenance des trains et avions
  • L’optimisation industrielle
  • La détection de « fake news », très usitée par les GAFA

Cependant, une question éthique se pose, notamment en ce qui concerne l’atteinte à la vie privée. En Chine, pays qui investit le plus au monde dans l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale est arrivée à un très haut niveau, au point d’être capable de reconnaître les personnes commettant une infraction en direct et de les avertir via des panneaux affichant leurs noms et autres données personnelles. De plus, les algorithmes sont parfois faillibles, notamment si les données que nous y entrons entre sont mauvaises, car dépendant de l’humain.

Aujourd’hui, la France est en retard sur les plans de l’intelligence artificielle et de la robotisation. L’enjeu est d’investir massivement sur la transformation des compétences et l’accompagnement des collaborateurs. L’intelligence artificielle ne peut remplacer l’intelligence émotionnelle humaine, dans la mesure où 80% de notre langage est non verbal. La pensée critique est, dans le même sens, une caractéristique propre à l’Homme.

L’enjeu pour les entreprises est d’élargir les activités à valeur ajoutée de leurs collaborateurs en libérant ces derniers de tâches à faible valeur ajoutée et chronophages telles que le reporting.

Dans notre économie des services, une forte proximité ainsi que l’établissement d’un sentiment d’engagement sont les clés de l’adaptation au client ou au collaborateur.La collaboration et la prise de recul sont nécessaires dans ce sens.Dans le domaine RH interne, il est important de cartographier les compétences, motivations et expériences de chacun afin de pouvoir mieux accompagner les collaborateurs. Cela prend entre 18 mois et 3 ans à mettre en place dans une entreprise.

D’après une étude McKinsey, plus de 50% des métiers vont se transformer avec l’intelligence artificielle à échéance 2030. Transformer une culture d’entreprise, un système éducatif, prend une dizaine d’années. La fonction RH a besoin d’être reconsidérée à la lumière des transformations amenées par l’intelligence artificielle. »

Roxane Pakdaman :

 » Aujourd’hui le groupe Orange en France représente un peu moins de 100 000 salariés, avec un peu moins de 50% de fonctionnaire et une moyenne d’âge de plus de 50 ans. La transformation du groupe Orange s’est accélérée depuis 20ans avec l’arrivée/démocratisation, entre autre, de l’internet qui a créé le canal Web et le selfcare avec le « do it yourself », ensuite l’arrivée des smartphones et la popularisation de l’usage de la data avec les applications mobiles et maintenant avec l’intelligence artificielle.

Dans le cadre des services au quotidien, la direction de la Prévention et de la Qualité de Vie au Travail au sein de la DRH du groupe, s’est interrogée sur l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le monde entreprise et son impact sur le quotidien des salariés. Nous avons donc lancé une étude avec l’Observatoire des RSE afin d’identifier l’impact de celle-ci sur les salariés. Cette étude nous a conforté dans notre vision de l’impact sur le quotidien des salariés et le besoin fort d’accompagnement (car l’IA attire et fait peur à la fois).

C’est alors que nous avons lancé le programme transverse MyBot qui a pour objectif  d’identifier les initiatives (sans les arrêter), d’identifier les cas d’usage « botifiables » et les prioriser, de lancer le développement d’un métabot « central » afin de garantir une expérience salariés centric et de mettre en place un modèle homogène qui fasse sens auprès des salariés.

Nous avons mené 37 entretiens afin de connaître les initiatives lancées en 2017. Nous en comptions 9 au mois de juin, à la fin septembre nous en sommes à 15. Ce qui montre bien l’intérêt pour ce sujet.

Nous avons identifié 90 cas d’usage sur le périmètre des moments du quotidien du salarié et des moments dits « RH » (exemple : chercher une formation, …), et avons organisé des ateliers et des focus groupe salariés afin d’identifier, de tester, et prioriser les cas d’usage les plus « automatisables ».

Nous avons identifié deux grandes catégories de chabot : ceux qui sont métiers (adressé à un ou plusieurs types de métiers sur des sujets pointus) et ceux qui sont adressés à tous les salariés.

Pour cette dernière catégorie, nous nous sommes rendu compte que tous les métiers/salariés n’étaient pas en faveur de l’automatisation des tâches à faible valeur ajoutée. Certains métiers tels que les centres d’appel nous ont rappelé l’utilité des tâches à faible valeur ajoutée dans le processus de la gestion de la charge cognitive du salarié. En revanche d’autres comme le métier du support RH étaient très intéressés car le chatbot leur permet de se concentrer sur des aspects à plus forte valeur de leur métier. D’ailleurs, un chatbot RH, répondant aux questions basiques, a été développé en collaboration avec le métier support RH et est maintenant opérationnel auprès de certaines populations de collaborateurs.

Un autre enseignement de nos travaux concerne les cas d’usage automatisables dit RH  (les formations, évolution de carrière, départ de l’entreprise…). Contrairement à nos convictions les salariés souhaitent maintenir un lien fort avec leur interlocuteur RH de proximité et ne souhaitent pas avoir une interface automatisée. De même, concernant les cas d’usage «  recrutement », nos interlocuteurs DRH préfèrent privilégier le contact avec les candidats afin de pouvoir jauger leur motivation, leur caractère et leur comportement.

En conclusion, malgré la puissance de l’intelligence artificielle, les relations humaines restent centrales sur les sujets emploi et compétences. Par ailleurs, l’automatisation des tâches à faible valeur ajoutée est un virage important pour les entreprises. Cette transformation ne pourrait réussir sans l’aide de la fonction RH qui est essentielle pour redéfinir les modes de travail (ex : impact sur la charge cognitive), et d’accompagner les salariés pour vivre cette « évolution » qui est à la fois un passage « obligé » et un sujet d’appréhension pour les salariés.

Sylvie Joseph :

Nous allons maintenant vous raconter le cas d’usage de La Poste.

La Poste, c’est 253 000 collaborateurs, soit 1% de la population active française. Cette entreprise voit la quasi-totalité de ses métiers se transformer.

Nous considérons que nous ferons La Poste de demain avec le postier d’aujourd’hui, notamment car nous nous interdisons tout plan social.

Nous nous sommes rendus compte que nous n’avions qu’une connaissance modérée de l’expérience, des compétences et des motivations de nos collaborateurs, et avions besoin de cette cartographie. Nous avons donc fait appel à Wiser Skills afin de maîtriser notre donnée, de la confronter à des référentiels externes, d’avoir une approche centrée sur les collaborateurs. »

Jean-Bernard Girault :

« Cette année, le groupe La Poste a limité sa dépendance au courrier à moins de 30% de son chiffre d’affaires. L’entreprise a réussi à avancer dans une transformation extrêmement difficile. Nous n’avions pas au départ l’idée de créer un outil. Notre cabinet a été recruté pour aider à cadrer la transformation des métiers. Nous avons souhaité creuser le problème en co-construction avec La Poste, et sommes parvenus à 2 conclusions :

  • Il fallait traiter le problème de façon individuelle
  • Nous ne pouvions pas nous ancrer à des processus RH préexistants

Parmi les offres existantes, rien ne nous convenait. Nous avons donc fait le pari de créer la solution qu’il fallait.

Cette dernière permet de faire un point sur les compétences dont dispose l’entreprise et de les mettre en regard avec ce qu’il faut qu’elles développent afin de faire face à la transformation.

Une fois cet état des lieux effectué, les résultats doivent être mis en dynamique. Nous avons donc créé une intelligence artificielle proposant des parcours de mobilité permettant à chacun de développer son employabilité et qui vont permettre à l’entreprise d’acquérir les compétences dont elle a besoin.

Nous avions plusieurs possibilités dans la mise en œuvre de ce plan :

  • Un outil à la disposition des RH, qui n’aurait pas énormément servi dans la mesure où ce sont les collaborateurs qui font bouger l’entreprise
  • Un outil à la disposition des collaborateurs, afin qu’ils puissent travailler sur leurs propres parcours et consultent ensuite leur RH ou manager en ayant mûri un projet professionnel et en étant en mesure d’avoir un échange riche d’égal à égal. Le but est que chacun puisse mettre des mots sur ce qu’il aime et peut faire.

Pour le moment, l’intelligence artificielle ne peut pas efficacement trier des données non-structurées. Nous avons donc choisi de travailler avec des données structurées afin d’adopter une logique pragmatique et un niveau de finesse adaptés.

Cette solution est avant tout un système d’aide au manager, qui lui apporte des informations factuelles et précises sur les savoir-faire, savoir-être et envies d’un collaborateur, afin de pouvoir enrichir les discussions quant à l’avenir de ce dernier et aux moyens à mettre en place pour y parvenir.

La fonction RH se trouve ici à la croisée des chemins : la donnée (et la capacité à la traiter) fournit des informations qui permettront d’accompagner le collaborateur correctement dans sa carrière. Le but est que les salariés soient à l’aise dans leur travail.

En conclusion, le marché du travail est en train de se transformer sous l’impulsion des nouvelles technologies mais surtout des mentalités qui changent. Le nouveau contrat social est un contrat projet : quand les collaborateurs sont là, vous devez les professionnaliser afin qu’ils soient excellents quand ils partiront. 80% des emplois créés aux États-Unis le sont sous forme auto-entrepreneuriale. Les méthodes de management doivent évoluer afin de gérer les gens par le biais des compétences. »

 

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Sylvie Joseph

Roxane Pakdaman

Jean-Bernard Girault